Détails
Sonate n°1 opus 28 en ré mineur
1.Allegro moderato
2.Lento
3.Allegro molto
Sonate n°2 opus 36 en si bémol mineur
4.Allegro agitato
5.Non allegro – Lento
6.L’istesso tempo – Allegro molto
Enregistré au Théâtre de Poissy, les 15, 16 Septembre et le 2 Novembre 1999
AR RE-SE 2002-4
Fin de siècle : Un opéra total
Le XlXe Siècle s’achève sur une inquiétude féconde et dans tous les domaines, l’époque se cherche un style et un visage. Debussy célèbre les années 1900 avec Pelléas et Mélisande. L’Art Nouveau en France, le “Jugendstil” en Allemagne enfantent un univers d’objets et de motifs sans relief d’où jaillissent les figures du monde animal et végétal. En peinture, le fauvisme, le cubisme et le futurisme exaltent une lutte bigarrée entre couleurs, graphisme, tumulte des corps cueillis par l’expression. En architecture, la construction de la Sagrada familia, la cathédrale de Barcelone d’Antonio Gaudi, révèle un édifice religieux aux formes volcaniques serties de couleurs minérales, de rampes de fer dinandées que trament les multiples convulsions de la matière.
De 1900 à 1913, le rythme est universel et les arts plastiques cheminent de concert avec la musique. Au moment où déferlent sur Paris les premiers ballets russes et leurs harmonies chatoyantes, l’industrie et la machine captivent les architectes et les décorateurs qui lui vouent aussitôt une passion romantique. En 1912 résonnera à Vienne le Pierrot Lunaire de Schönberg et les mystères sonores de l’atonalité. Viendra enfin le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, annonciateur du jazz, qui régénèrera l’époque après la Grande Guerre et fera de la percussion un acte rythmique. Le XXe Siècle se dévoile donc tel une partition dont chaque voix incarne un art singulier prenant sa place dans la polyphonie universelle. Ainsi s’explique la tentative “musicaliste” de Kandinsky et Kupka : créer un opéra total en mettant la musique en peinture, là où le décor entre dans l’équilibre de la partition, fonder un lien visible entre le corps du peintre à l’affût des couleurs et celui de l’interprète perçu comme une caisse de résonance où retentissent les rythmes et les mélodies.
A l’heure où cette époque s’affirme et rayonne, Rachmaninov passe pour un musicien du passé, un folkloriste de l’âme russe dans la tradition d’Anton Rubinstein et de Tchaïkovski. Son acharnement à défendre un romantisme submergé par l’atonalité montante passe pour un combat d’arrière-garde. Ne dénonce-t-il pas Debussy et Prokofiev pour “leur absence de mélodie” ? Il proclame que “le coeur est en train de devenir un organe atrophié, qu’on ne l’emploie plus, qu’il ne sera bientôt plus qu’une simple curiosité”. Et pourtant, Rachmaninov adorera le jazz. En 1924, il se passionne pour la Rhapsody in Blue de Gershwin, il l’ovationne à New York avec Stravinsky, Heifetz et Kreisler. En 1915, au cours d’une série de concerts consacrée à Scriabine, Rachmaninov renoue avec l’autre face de son génie : l’art du piano. Jusqu’à 70 ans, il occupera le devant de la scène. C’est une force de la nature dont le doigté est une leçon d’interprétation, le moyen le plus sûr d’explorer sa vision instrumentale. Sa main peut couvrir des intervalles de douzième sans qu’aucune note n’ait à en souffrir. Le caractère de chaque doigt ressort toujours avec clarté, et chaque geste s’incarne en parfait accord avec le sens musical. Pour Rachmaninov, une interprétation réussie doit conduire inexorablement au point d’équilibre de l’oeuvre bâtie autour d’un axe central où se concentrent l’architecture et la vigueur de la partition. Le rôle du pianiste consiste à bâtir son exécution afin de révéler ce point avec le plus grand naturel en suscitant cette “germination des doigts” fécondant le clavier et dont l’élan, selon les propres mots de Rachmaninov, “fait l’effet d’un ruban qui se déchire à la fin d’une course.”
La musique d’un “athlète affectif”
Les deux sonates écrites entre 1900 et 1913 sont un exemple extravagant de son pianisme et de son univers sonore. Elles illustrent la lutte d’un compositeur qui redécouvre son instrument en inscrivant l’art du piano dans le souffle du siècle. Rachmaninov pousse l’instrument aux limites de ses possibilités. C’est la création d’un “athlète affectif” au sens où l’entend Antonin Artaud : un pianiste qui à travers la composition et l’interprétation “se sert de son affectivité comme le lutteur utilise sa musculature”.
Dans ces deux sonates, on a beaucoup accusé Rachmaninov de fuir la simplicité au profit d’une débauche d’effets et d’une profusion ornementale, mais donnons plutôt la parole à Lydia Jardon : “Dans ces deux oeuvres, I’interprète est confronté à des phrases monumentales, et malgré les énormes mains gauches surchargées, il doit les faire vivre sans se noyer dans la décomposition des thèmes. On ne peut tout mettre en valeur sans sacrifier la prépondérance du chant de la main droite hantée par une sorte d’orientalisme cérébral. Au début de mon travail, ces phrasés répétitifs et ces obsessions harmoniques me laissèrent perplexe. Je me suis demandé comment habiter cette densité exceptionnelle de la partition sans engendrer l’ennui alors qu’inlassablement reviennent dans la seconde, et plus encore dans la première, les mêmes thèmes dans des tonalités différentes. Il y a dans ces deux sonates des basses que l’on va chercher jusque dans les dernières notes du piano. Il me semble que le danger serait de leur donner une importance qui nuirait à la cohésion et à l’équilibre sonore et rendrait l’édifice plus bruyant qu’expressif. Pour éviter cela, j’étais résolue à construire l’ensemble de mon interprétation comme une véritable étude de sons.”
Sonate N° 1
Rachmaninov la trouvait lui-même interminable. L’oeuvre se veut synthèse entre la sonate romantique façonnée par Schumann et Chopin et la symphonie à programmes sur le modèle de la Faust Symphonie de Liszt. A Dresde, il écrit à son ami Morozov que ses dimensions sont liées à l’idée directrice : “Il s’agit à travers chaque mouvement de faire surgir tour à tour trois types humains contrastés : Faust, Marguerite, Méphisto.” Il songe même à l’adapter en symphonie, mais le style purement pianistique de l’oeuvre résiste à l’orchestration. Jacques Emmanuel Fousnaquer écrit que “cette sonate est un corps sonore en perpétuelle ébullition, un poème absurde et sulfureux” au milieu duquel surgit le thème familier du Dies Irae. Rachmaninov en fera souvent usage durant cette période de Dresde où il composera la Deuxième Symphonie et l’Ile des Morts inspirée du tableau d’Arnold Böcklin. Le premier mouvement envahit l’oreille comme une fantaisie improvisée sur des motifs de quintes et des jeux de secondes. Le deuxième mouvement se referme sur lui-même comme si Rachmaninov avait volontairement voulu gommer tout contraste thématique pour rentrer en lui-même à travers un monde sonore clos. La mélodie du thème repose sur des jeux de secondes autour d’une tonalité répétitive à la manière de l’ancienne musique religieuse russe. La virtuosité du troisième mouvement submerge l’auditeur et détruit toute forme de relief. Elle souligne une longueur que trame une pulsation inexorable fondée sur la maîtrise totale de la polyphonie.
Sonate N° 2
Composée à Rome alors qu’il avait remis à l’été suivant l’orchestration des Cloches, Rachmaninov comparait cette sonate à la deuxième sonate de Chopin “qui dure dix-neuf minutes et où tout est dit…” Elle se situe dans la lignée de la première sonate : même édifice en trois parties, même contrepoint, même profusion ornementale mise au service du rythme. Jacques Emmanuel Fousnaquer écrit encore : « Une étrange vigueur tellurique se dégage du premier et du troisième mouvement, et dont pourrait bien découler le Prokofiev des “sonates de guerre.” En 1931, Rachmaninov essaya de lui donner une version plus aérienne. Horowitz réalisa en 1942 une troisième version, laquelle consistait en une synthèse des deux premières. C’est la version de 1931 que nous restitue Lydia Jardon.
Richard Prieur
La presse en parle !
« Les versions des deux sonates par Weissenberg et Paik n’étant plus disponibles, les grandes références pour ces deux opus en un seul CD sont l’oeuvre de deux interprètes féminines. Idil Biret a en effet signé une belle version de ces ouvrages, hélas ! desservie par une prise de son assez dure. L’enregistrement de Lydia Jardon ne peut être pris en faute sur ce point : qui a pu savourer en concert sa sonorité ample et timbrée sait combien le micro lui est ici fidèle. Certains parlent doigts et effets dans Rachmaninov ; Lydia Jardon leur répond par le chant, la poésie, l’attention aux timbres. De la Sonate no 1 — qui n’est pas sans faiblesses, Rachmaninov était le premier à en convenir — l’artiste n’exige pas plus que cet opus ne saurait offrir et c’est pourquoi elle captive tant. Rien de forcé, d’inutilement spectaculaire dans sa conception, mais une simplicité qui libère l’essence faustienne du texte et nous plonge dans un merveilleux voyage poétique — où le sentiment de liberté n’est jamais fruit d’un abandon facile. Le sens polyphonique de Lydia Jardon (quelle technique faut-il pour aboutir à pareille clarté !) imprime un relief, une incessante vibration au discours… et laisse espérer une fabuleuse Sonate no 2… On l’a dit : la démonstration pyrotechnique gratuite n’est pas le sujet ici. L’autorité avec laquelle Lydia Jardon attaque l’Allegro agitato est celle d’une interprète qui a décidé de charmer — au sens magique du terme — l’ouvrage plutôt que d’y déclencher un incendie. La foncière noblesse de cette approche comblera l’amoureux de ce répertoire, autant qu’elle conduira ses détracteurs à réviser nombre de préjugés. La noblesse du mouvement médian (tant de broyeurs d’ivoire offrent ici un chromo clair-de-lune-au-bord-du-Nil), en dit long sur une interprétation qui renouvelle notre perception de l’oeuvre. Autant qu’avait su le faire celle du regretté Sergio Florentino (APR, Diapason d’or), c’est dire… »
Mars 2003, Alain Cochard
« Six années (1907-1913) séparent les deux Sonates pour piano de Rachmaninov (les uniques contributions au genre du compositeur russe), et en peu d’années, il sera parvenu à une maîtrise de la forme et des idées. Si le compositeur trouvait la Première Sonate « interminable », il comparait la suivante à la Deuxième Sonate de Chopin « qui dure dix-neuf minutes et où tout est dit ». Rompre l’unité de l’ensemble, éclairer de façon trop fragmentaire les motifs périphériques conduit à désintégrer la partition. Estomper l’enchevêtrement des motifs, la carrure spécifique de chaque rythme, conduit au résultat inverse non moins préjudiciable. Deux écueils évités par Lydia Jardon qui s’impose par une extraordinaire maîtrise digitale, par une puissance de jeu précis et souple, et par une conduite de la ligne musicale intégrant la densité de la pensée avec pour corollaire l’ampleur de la dynamique et la nécessité de préserver la cohérence, l’équilibre sonore au profit de l’expression juste sans afféterie dans les mouvements lents par exemple. Avec une telle musique aussi éruptive, »en perpétuelle ébullition », Lydia Jardon rejoint avec une approche somme toute différente ses illustres confrères Weissenberg (Deutsche Grammophon) ou encore l’irremplaçable Horowitz (RCA). »
Mars-avril 2003, Olivier Erouart
« Déjà paru en 2000, ce disque consacré aux deux sonates de Rachmaninov par la pianiste Lydia Jardon paraît sous le nouveau label AR RE-SE, sous lequel celle-ci enregistre désormais. Sa publication avait à l’époque attiré l’attention (Le Monde de la musique n° 244) par l’aptitude de la soliste à se placer dans une optique expressive faite d’engagement, de puissance, et de flamboiement. Ces qualités rendaient justice à des pages d’une difficulté d’exécution réservée aux prouesses digitales de Vladimir Horowitz ou de Rachmaninov lui-même. D’ailleurs le compositeur russe remodela sa Sonate n° 2 en si bémol mineur en 1942 sur les conseils de l’illustre interprète, réalisant ainsi une synthèse entre la version originelle complexe de 1913 et celle, plus claire, de 1931 choisie ici par Lydia Jardon. Dans cette page, comme dans l’Opus 28 aux éclats paroxystiques, celle-ci fait preuve d’une capacité à cristalliser les contraires. Naguère, Marie-Catherine Girod avait montré dans la Sonate n° 2 (dans sa version originale ) l’intensité d’un jeu soumis aux réalités de la construction. Aujourd’hui, Jardon prend à bras-le-corps ces pièces volubiles pour n’en garder que la moelle. Elle peut se comparer aux meilleurs interprètes : Horowitz, Fiorentino, Askhenazy, Ogdon, Wild, Kocsis (pour l’Opus 36), Berezovsky (pour l’Opus 28), Kun-Woo Paik ou encore Weissenberg pour les deux sonates. »
Février 2003, Michel Le Naour
« Lauréate du concours Milosz Magin, Lydia Jardon n’a pas choisi la facilité avec ce programme d’ordinaire presque exclusivement réservé aux hommes. L’époque est à la parité et il est particulièrement agréable de constater que le lyrisme de ces pages « symphoniques » n’appartient pas qu’aux seules stars, se nomment-elles Horowitz, Collard, Ashkenazy, Ogdon, Van Cliburn ? Car Lydia Jardon a de surcroît des choses à nous dire. Tout d’abord, elle possède le sens de la durée dans la respiration, ce qui n’est guère aisé dans l’immense Première Sonate ! Elle sait où mène la progression ultime de la phrase musicale et elle lui donne toute la résonance sans briser les accords. Le piano est rond, chaleureux, le choix d’un Kawai n’étant pas évident quand on sait la lourdeur du toucher, mais également la richesse des basses de l’instrument. De la Première Sonate, la pianiste tire les couleurs les plus diaphanes et son tempérament lui laisse porter le chant avec un superbe naturel (Lento). La Seconde Sonate est parfaitement maîtrisée dans son rythme à la fois tranché et souple. Lydia Jardon prend le temps de s’approprier la partition pour en faire ressortir toute la limpidité des harmonies. L’aspect purement héroïque passe presque au second plan (Finale). On se dit que l’interprétation de la version révisée est un choix qui se justifie ici car il correspond à l’équilibre de l’interprétation. Les ajouts de la version de 1913 n’auraient rien apporté de plus à la compréhension d’une lecture profondément animée et secrète. »
No 20, mars 2000, Maxim Lawrence
« La pianiste Lydia Jardon fait preuve ici d’une musicalité et d’une sensibilité profondes, d’un talent enviable et d’une technique virtuose. Son jeu met en avant nombre d’aspects fascinants de l’interprétation et de la technique pianistique dans ces deux Sonates d’une difficulté redoutable : traitement extrêmement sensible du ton, de la couleur et de la dynamique, puissante projection des modes, tempi souples, refus de trop en faire ou de cogner sur l’instrument, transitions perlées et, surtout, une poésie, une rare capacité à peindre la musique de Rachmaninov avec une sorte de «coup de pinceau» qui, faute d’une meilleure description, semble rappeler les tableaux évocateurs de Turner. Tout ceci se condense en une toile qui est expressive et captivante. La Première sonate, qui n’est que rarement jouée, réclame plus d’une écoute, car c’est une œuvre sérieuse, à la texture dense. Lydia Jardon joue idéalement ce morceau lugubre et sombre, mettant en évidence sa beauté latente avec une grande efficacité. Son approche de la plus populaire Deuxième Sonate est similaire (il s’agit de la version de 1931, révisée par Rachmaninov) (…) Le beau jeu est très satisfaisant (…) Effectué par Lydia Jardon en 1999 au Théâtre de Poissy sur un piano Kawai EX, cet enregistrement mérite une mention particulière, notamment parce qu’il offre les deux sonates. J’espère avoir l’occasion de réentendre cette remarquable pianiste. »
American Record Guide, Mulbury