Détails
Etude, opus 2 n°1
1.Etude, opus 2 n°1
Etudes, opus 8
2.Allegro
3.A capriccio, con forza
4.Tempestoso
5.Piacevole
6.Brioso
7.Con grazia
8.Presto tenebroso, agitato
9.Lento (Tempo rubato)
10.Alla ballata
11.Allegro
12.Allegro
13.Patetico
Etudes, opus 42
14.Presto
15.Prestissimo
16.Andante2
17.Affanato
18.Esalatato
19.Agitato
20.Allegro
Etude, opus 49 n°1
21.Etude, opus 49 n°1
Etude, opus 56 n°4
22.Etude, opus 56 n°4
Etudes, opus 65
23.Allegro fantastico
24.Allegretto
25.Molto vivace
Durée totale : 48’25
Production, Ingénieur du son :
Jean-Marc Laisné.
Technicien : Albert Diringer.
Piano : Bösendorfer.
Enregistré à Charrat Muses, Suisse,
19-20 décembre 2005.
Livret : André Lischke.
AR RE-SE 2006-1
À l’orée de l’ineffable : les Études de Scriabine, entre poésie et virtuosité
Né en 1872, mort prématurément en 1915 à 43 ans, Alexandre Scriabine fut le condisciple de Rachmaninov au Conservatoire de Moscou, où il travailla la théorie et la composition avec Serge Taneiev et Anton Arenski, et le piano avec Vassili Safonov. Il y enseigna lui-même de 1898 à 1905. Sa vie fut entrecoupée de voyages et de séjours, parfois assez longs, à l’étranger. Entre 1904 et 1908 il vécut en France, en Suisse, en Belgique et aux USA. Il participa en 1907 aux concerts de Diaghilev à Paris, aux côtés de plusieurs de ses aînés et contemporains russes (Rimski-Korsakov, Glazounov, Rachmaninov, Blumenfeld). A Bruxelles il fréquenta les milieux théosophiques, avec lesquels il se trouva une communauté d’idées, étant lui-même passionné par les philosophies spiritualistes et s’efforçant d’accéder à une révélation mystique, attitudes représentatives du symbolisme russe à son époque ; il en va de même de ses théories entre le rapport des sons et des couleurs, qu’il expérimenta dans son poème symphonique Prométhée ou le Poème du feu, où un « clavier de lumières » doit projeter sur un écran des rayons de couleurs censées correspondre aux harmonies entendues simultanément. L’évolution du langage musical de Scriabine est en rapport direct avec l’ensemble de ses recherches et de ses aspirations : exacerber la perception par une intensification maximale des vibrations de fréquences, en élaborant des harmonies jusque là inusitées (bien qu’on puisse en trouver des prémices directs chez Wagner et surtout dans les dernières œuvres de Liszt), qui abandonnent progressivement la tonalité classique au profit d’un système qui regarde loin en direction des recherches sonores du 20e siècle. Celles-ci seront notamment prolongées par l’avant-garde russe des années 1920, avec Nikolaï Roslavets en tête.
Scriabine constitue par ailleurs une exception parmi les compositeurs russes, par son double refus du recours au folklore et à l’orientalisme, qui étaient deux des lignes de force de la musique russe, de même que par son désintérêt pour la musique vocale au profit des seuls piano et orchestre.
Parti d’un style directement hérité de Chopin et de Liszt, Scriabine a abondamment pratiqué la petite forme, en produisant des séries de préludes, études, mazurkas, et pièces diverses. Mais il est aussi celui qui a redonné vie à la sonate, peu pratiquée depuis le milieu du 19e siècle, avec dix œuvres évoluant depuis la forme en plusieurs mouvements vers celle du poème écrit d’un seul tenant.
Les études de Scriabine, regroupées en séries, hormis quelques pièces isolées ou intégrées à d’autres recueils, jalonnent les principales étapes de sa vie et de son langage. A l’instar de celles de Chopin, et bientôt de Debussy, elles sont généralement construites chacune à partir d’une formule technique et/ou expressive, paraphrasée et développée. Scriabine use autant de la virtuosité digitale que de celle du poignet, multipliant les sauts rapides et périlleux, les staccati et les martèlements, les arpèges et les accords à grands écarts (alors qu’il avait lui-même de petites mains !), et corsant les difficultés par les superpositions de valeurs rythmiques différentes (par exemple quintolets à une main et triolets à l’autre) ; cette polyrythmie scriabinienne va dans le même sens que la complexité de son harmonie, tendant à rompre les cadres établis. À côté de cela, quelques études peu nombreuses mais remarquables sont au contraire, de même que chez Chopin, consacrées non à la technique mais à la qualité des sonorités, du phrasé et de la mise en valeur des métamorphoses harmoniques.
C’est précisément par une de ces pièces non virtuoses que débute chronologiquement la liste des études de Scriabine. Cet Andante en ut # mineur, op.2 N°1 (premier d’un petit tryptique où il est suivi d’un Prélude et d’un Impromptu), que sa gravité apparenterait plutôt à un nocturne, ou mieux encore à une méditation, est daté de 1887. Le compositeur est donc un adolescent de quinze ans, et sachant cela on est d’autant plus frappé par la richesse prometteuse de ses harmonies.
Sept ans plus tard (1894), la série des douze Études op.8 est l’œuvre d’un jeune maître déjà bien engagé dans la première période sa vie créatrice. Entre-temps ont été composés notamment les dix Mazurkas op.3, l’Allegro appassionato op.4 et surtout la 1re Sonate op.6. Un cycle qui pose d’emblée la question de son parcours tonal. On peut observer ici deux particularités, tout d’abord un nombre égal de pièces en majeur et en mineur, quoique sans principe d’alternance, et d’autre part que Scriabine commence, pour les six premières, à suivre le cercle des quintes à rebours, (ut #, fa #, si mineur puis si majeur, mi, la), l’ordre tonal devenant plus libre à partir de la 7e.
Après la 1re étude Allegro, à la fois bien rythmée et légère, où des triolets rebondissent sur leurs deux premiers accords répétés, passant de la main droite à la main gauche et sertis de contre-chants, la 2e, indiquée A capriccio, con forza, est toute en polyrythmie mais son indication rappelle aussi que ces entrelacs ne doivent pas être flous mais au contraire mettre leur irrégularité en relief ; le caractère de la pièce est en outre accentué par quelques tournures étonnamment hispanisantes, qui sont une exception chez Scriabine. La houle de la 3e Tempestoso, qui fait travailler les deux mains en octaves décalées, autour du pivot de l’index, fait surgir successivement un rythme de danse endiablée puis une cantilène apaisante. Polyrythmie constante à nouveau dans le N°4 Piacevole, mais en guirlandes plus fines et lyriques que dans le N°2. L’une des plus séduisantes du cycle, N°5 Brioso en mi majeur, aux accents très chopiniens, exige des déplacements rapides et aériens, avant de se resserrer dans sa seconde partie sur des triolets. On reste dans le sillage de Chopin avec la 6e Con grazia, en enchaînements de sixtes à la main droite. L’angoissante N°7 Presto tenebroso, agitato, est une étude pour la main gauche, avec des triolets d’arpèges brisés, embrassant de grands intervalles, et faisant tomber les accords de la main droite sur la dernière note ; la partie centrale, plus lente, fait entendre un choral brouillé par de sourds grondements d’octaves dans le grave. Repos avec le Lento de la 8e en la bémol majeur, une étude sur les harmonies, dont les accords s’ornent de lignes plus liées et animées dans la dernière partie qui fait figure de variation. La culmination du cycle est la 9e Alla ballata, en ré # mineur, impitoyable pour le poignet de l’exécutant, où tout est en bonds et en cascades d’octaves et d’accords, aussi périlleux pour la précision que par l’endurance athlétique qu’ils requièrent ; comme dans le N°7, l’épisode central est en choral, au rythme accentué par l’anticipation de la basse.
La 10e étude Allegro n’est guère plus aisée, mais fait travailler des difficulté d’une autre nature, courses de tierces à la main droite et immenses enjambées à la main gauche. On peut se plaire à la comparer avec les études pareillement consacrées aux tierces par Chopin (op.25 N°6) et par Debussy (N°2)… Une seconde pause méditative est aménagée avec le N°11 en si bémol mineur Andante cantabile, dont la mélodie, avec la chute de quarte de sa première incise, a suscité chez certains musicologues russes des comparaisons avec des intonations de chant populaire, pourtant inhabituelles chez Scriabine. Et le couronnement est la célèbre étude en ré # mineur Patetico, brève ballade épique où de nouveau des comparaisons avec Chopin surgissent, évoquant à la fois son étude Révolutionnaire et son 24e prélude en ré mineur.
Aussi importantes par leur place dans l’œuvre de Scriabine que le cycle précédent, les huit Études op.42 datent de 1903, et précèdent immédiatement dans son catalogue la 3e symphonie Divin Poème. On y observe une évolution du langage, qui accentue les procédés harmoniques et dynamiques observés précédemment, une moindre présence de l’héritage de Chopin, mais parfois, néanmoins, un regard en arrière s’exprimant dans de belles inspirations mélodiques du meilleur 19e siècle.
Le N°1 Presto (ré bémol majeur) retrouve les superpositions de rythmes qui sont la signature de l’auteur. Dans une mesure à 3/4 la main droite joue en triolets de croches et la main gauche en quintolets de noires, le tout sur de larges intervalles, avec des retours de notes altérées sur des notes naturelles. Le très bref N°2 offre la particularité de n’avoir aucune précision verbale de tempo, remplacée par une simple indication métronomique : 112 à la noire ; sur des quintolets à la main gauche se greffe un motif amorcé par un rythme pointé. Par son laconisme énigmatique cette page semble annoncer les prochaines Visions fugitives de Prokofiev. Très court également, mais du fait de sa rapidité (Prestissimo, fa # majeur), le N°3 est parfois surnommé « le Moucheron » : un frémissement de trilles mesurés, échangés entre les deux mains, restant constamment dans l’aigu du clavier, dans une finesse impalpable de la texture – un véritable joyau ciselé ! Avec le N°4, qui reste dans la même tonalité, on retrouve l’une des quelques études lyriques de Scriabine (Andante), que leur teneur situe entre la romance et le nocturne. Répit bien venu avant d’attaquer le N°5 (Affanato, ut # mineur), sommet absolu du cycle et peut-être de toutes les études du maître, qui la jouait fréquemment dans ses récitals. (Allegretto) . C’est un authentique poème, voire plus qu’une étude dans le sens pédagogique du terme. Au-dessus d’un grondement d’arpèges se profile un thème inquiet, heurté, obsessionnel, s’échappant dans quelques envolées. En réponse une magnifique mélodie s’élève, vibrante, passionnée, et le climat émotionnel qu’elle crée rapproche soudain Scriabine de son condisciple, son cadet d’un an, Serge Rachmaninov ; cette impression est encore renforcée par la réexposition variée, avec une augmentation de la densité sonore et l’effet sons de cloches du puissant balancement d’accords dans le grave. La 6e étude (Esaltato, ré bémol majeur) semble comporter dans les contours de son thème quelques réminiscences , tant de la précédente que de la 2e de ce recueil. La 7e (Agitato, fa mineur) est de nouveau une page courte, sans doute moins remarquable musicalement, et plus spécifiquement didactique : une formule continue d’arpèges, en doubles croches descendantes-montantes à la main gauche, et une autre difficulté à la main droite, où des triolets font travailler l’écartement des doigts (alternativement deux-cinq, pouce) autour des intervalles de sixte. La dernière étude (Allegro, mi bémol majeur) de forme ABA, débute à la manière d’un impromptu ; entre deux volets d’un mouvement rapide et répétitif, l’épisode central offre soudain le contraste d’un choral, évoluant vers une déclamation mélodique très vocale, avec une phrase qui semble sortie d’un hiératique arioso d’opéra.
Comme égarées parmi deux opus qui rassemblent des pièces d’appellations diverses, se trouvent les deux très courtes Études op.49 N°1 (1905) et op.56 N°4 (1908). La première, sans indication de tempo mais marquée 152 à la noire, offre l’exception d’une rigoureuse homophonie entre les deux mains, sur des cellules spasmodiques de triolets abrégés (deux notes suivies d’un silence). La seconde, Presto, d’une conception assez simple, est une course ponctuée de sursauts et rythmée par des accords obligeant à de rapides arpeggi.
L’ultime livraison d’études de Scriabine nous plonge au coeur de sa dernière période. Après son poème symphonique Prométhée (1910) il n’écrit plus que pour le piano. Les trois Études op.65, achevées en 1912, offrent la particularité d’être composées chacune à partir d’un intervalle, respectivement la neuvième, la septième et la quinte. La première est l’une des plus redoutées en raison de la tension qu’elle fait subir aux muscles extenseurs. On sait que ses enchaînements de neuvièmes la rendaient inexécutable pour son auteur, qui avait les mains trop petites ! Elle offre, chose assez courante chez Scriabine, une irrégularité constante du discours, alternant des élans vertigineux et des jaillissements avec des ralentis et des arrêts sur des accords. Un certain allègement est apporté par la 2e étude, majoritairement maintenue sur des nuances piano, mais harmoniquement tout aussi âpre, du fait de l’omniprésence de la 7e majeure. L’ensemble du cycle peut s’apparenter à une brève sonate en trois mouvements, avec un Allegro initial, un second mouvement (Allegretto) en demi-teintes, puis un finale Molto vivace, dont les virevoltes ne tardent pas à libérer une puissance d’énergie, en bondissements et accords battus, qui rappelle une fois de plus combien l’élément feu a toujours été organiquement lié à la nature de Scriabine.
André Lischke
La presse en parle !
« Comme tous les artistes, Lydia Jardon est une spécialiste des superpositions les plus délicates. Avec Scriabine, comme naguère avec le Debussy de « La Mer » (au piano solo !), elle est chez elle : empilement de timbres, de couleurs, de rythmes, d’expressions. Sa fougue, sa souplesse, son emportement et sa technique d’enfer trouvent dans ces pièces toujours un peu fiévreuses et malades un terrain d’élection. Comment peut-on être aussi volcanique et aussi contrôlé ? Et dans ces épanchements brûlants, garder le poignet aussi libre ? Mystère… »
« On sera convaincu de l’investissement exceptionnel de la ligne, ici, dès la première mesure de l’Opus 2 n°1. Lydia lardon a un son bien à elle, d’une générosité et d’un lyrisme assez exceptionnels. Elle « électrifie » chaque note, en fait une forte voix humaine au point que le lyrisme se déploie partout, sauf peut-être là où on l’attend puisque, avec un tel investissement expressif de chaque note, le traditionnel climax paraît fatalement moins « investi ». C’est ainsi que dans la célèbre Etude op. 42 n°5, le début, joué par d’autres de façon relativement discrète, est ici sous-tendu par cette « voix appuyée ». Quand le thème culminant vient enfin, Lydia Jardon en fait quelque ritournelle, certes sentimentale, mais sotto voce, dans un lyrisme en sourdine, comme issu du passé, souvenir poignant mais déjà étouffé. Les détachés ne sont peut-être pas toujours d’une clarté maximale, mais ce n’est pas le propos ici. Quand la pièce demande un contrepoint plus staccato, ce dernier devient étrangeté vocale errante, comme dans l’Opus 42 n°3. Il est heureux que la pianiste ait pu conserver un jeu aussi passionné et naturel, loin des habituelles domestications. »
Le Monde de la Musique, Mai 2006, Jacques Amblard