Détails produit
Rachmaninov
Concerto pour Piano no 3 Op. 30 en ré mineur
3.Finale: Alla Breve
Rhapsody in Blue
4.Rhapsody in Blue
Enregistrement public à la Radio Slovaque, Bratislava, Avril 1997
Remastérisé
AR RE-SE 2001-3
Dialogues
Un répertoire n’est pas le fruit d’une recherche systématique. Ce sont des hasards et des rencontres qui m’ont amenée à travailler en même temps Rachmaninoff et Gershwin, compositeurs si différents à première vue. Pourtant, il m’a rapidement semblé qu’un dialogue naissait de leurs oeuvres et que, par-delà la musique, les deux hommes avaient beaucoup à partager. Mais il fallait plus que mes impressions d’interprète pour justifier un tel rapprochement et l’entreprise d’un disque.
Il fallait aussi respecter l’esprit et cela d’autant plus que les deux compositeurs ont enregistré leurs oeuvres : l’authenticité d’un enregistrement, même s’il ne peut être totalement séparé des conditions techniques de l’époque, l’emporte sur les raffinements de la musicologie. J’ai donc tenté de me conformer non à une tradition, mais à un héritage.
L’idée commença à devenir claire lorsque je découvris l’existence de Walter Damrosch. C’était un chef d’orchestre, l’un de ces grands chefs qui importèrent et firent briller le répertoire européen dans l’Amérique du début du siècle. C’est avec lui que Rachmaninoff créa son Troisième concerto à New York en novembre 1909. Mais c’est aussi avec lui que Gershwin créa son Concerto en Fa en 1925, et Un Américain à Paris en 1928. Je pensais avoir trouvé mon médiateur en ce chef d’origine allemande, placé au milieu de la vieille tradition européenne et des débuts de la vie musicale américaine. Je ne fus donc qu’à moitié surprise de découvrir aussi que Rachmaninoff avait assisté à la Première de la Rhapsody in Blue, en février 1924, à New York, non pas sous la direction de Damrosch (c’était Paul Whiteman) mais en sa présence, ainsi que celles de Kreisler, Heifetz, Godowsky et Stravinsky. Rachmaninoff et Gershwin se sont donc rencontrés et parlé. Il ne me restait plus qu’à essayer de renouer les fils de leur dialogue sinon par les mots, du moins par les notes, et à tenter de retrouver pourquoi une telle rencontre était inscrite dans leurs destins musicaux respectifs. J’ai cru voir trois clés dans ce dialogue : la langue, les idées et la culture.
Ce qui est le plus immédiatement perceptible, c’est la similitude des moyens techniques des deux compositeurs, de leur langage. Ils sont dotés d’impressionnantes capacités pianistiques. Comme c’est souvent le cas lorsque les compositeurs sont aussi interprètes, leur oeuvre est d’abord faite de virtuosité. Rappelons-nous que Hofmann, dédicataire du Troisième Concerto, refusa de le jouer et que les premières interprétations de la Rhapsodie, par d’autres que Gershwin, furent passablement médiocres.
Cette virtuosité, c’est d’abord celle de brillants improvisateurs. Habitués à la scène, Rachmaninoff et Gershwin composent largement pour le public, ils sont à l’écoute de la salle. Rachmaninoff jouait rarement l’ensemble de ses Préludes : il les choisissait en fonction des réactions qu’il percevait de la salle. De là sans doute, une certaine impression de facilité. Ils écrivent la musique avec leurs doigts, les deux oeuvres n’ont d’ailleurs pas demandé plus de quelques mois de travail. Improvisation, plaisir des doigts, séduction, ivresse de la scène sont d’incontestables traits communs. Mais il est clair, en même temps, que ce sont les traits de la culture du XXe siècle. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient résisté à la critique, même celle de leurs pairs (Stravinsky ne voyait dans Rachmaninoff que de la musique de cinéma), et conquis le public sans interruption depuis lors.
Voyons maintenant les idées. Nous avons ici un concerto et une rhapsodie. Les différences de structure sautent aux yeux. Pourtant, d’où peut venir cette impression d’unité entre les oeuvres, au-delà des mouvements et des thèmes ? Bien évidemment de l’écriture d’abord, ramassée, rapide même dans les parties lentes, pas si lentes en réalité. Ce sont des oeuvres où l’on se repose peu et où l’auditeur est tout autant sollicité que l’artiste. Dans les deux cas, une succession de scènes courtes qui se greffent sur un décor musical relativement stable : la phrase d’orchestre chez Rachmaninoff, le célèbre thème de Gershwin. Sur le thème de fond, l’oreille saute d’une phrase à l’autre et ces deux oeuvres vivent entièrement de la mobilité qu’elles imposent à l’auditeur. Même si ce n’est pas dans ce sens qu’il l’entendait, la comparaison de Stravinsky est juste, c’est du cinéma : plans larges et gros plans, vastes mouvements et plans fixes, plans de coupe et plans-séquences.
Derrière la construction ample, les deux oeuvres sont des successions de formes courtes, et cela n’est pas étonnant chez ces deux compositeurs. Rachmaninoff aimait les formes courtes : ses Chansons, ses Préludes en sont l’illustration. Il recherchait toujours la concision. Pour Gershwin, c’est encore plus évident : c’est un homme de chansons, certaines furent composées en moins d’une heure. Bien évidemment, c’est une voie exigeante : la concision ne tolère aucune médiocrité et c’est sans doute aussi pour cette raison que certaines de leurs oeuvres sont moins bonnes que d’autres. Mais à quoi bon s’éterniser quand tout l’art est précisément dans le mouvement.
Cette construction, c’est peut-être simplement l’esprit du temps. Les deux oeuvres sont américaines. Pour Gershwin, cela se passe de commentaires. Quant à Rachmaninoff, c’est une oeuvre composée pour le public américain et jouée devant lui pour la première fois. C’est l’Amérique adolescente du début du siècle.
Tout est éphémère, tout se fait et se défait en un instant, mais le mouvement est clair. L’Amérique se construit, elle sait où elle va, elle connaît ses ambitions. Rachmaninoff l’a pressenti, Gershwin l’a pleinement vécu. Un Concerto du Nouveau Monde, une Rhapsodie du Nouveau Monde.
Mais comment ces deux oeuvres seraient-elles possibles sans une culture à partager ? Jusqu’ici, tout m’avait paru pencher vers l’Amérique. Je commençais pourtant à ressentir que leur culture est bien celle de la vieille Europe. En 1909, Rachmaninov est encore totalement russe. Malgré ses voyages et son cosmopolitisme, rien ne peut laisser prévoir que la guerre et la révolution l’enverront en Amérique huit ans plus tard et pour le reste de ses jours. La libéralisation de la Russie, malgré de réels progrès, reste bien lente. Il est libéral et les raisons qui lui font refuser le totalitarisme tsariste ne peuvent être que celles qui lui feront refuser, plus tard, la Révolution d’Octobre. Ce qui est et restera russe chez lui, c’est l’héritage culturel, celui qui le fait composer. Sa vie est déjà ailleurs. Tant que la Russie est encore relativement ouverte, il y reste. Mais lorsqu’il comprend qu’elle va se couper du monde et le couper de son public, alors il choisira son public et, comme un prix à payer pour la liberté, il deviendra d’abord un interprète.
Quant à Gershwin, le jeu est déjà joué. L’Amérique, ce n’est pas son choix, c’est celui de ses parents, émigrés en 1891. Il est pourtant bien russe, lui aussi, et même juif russe. Sa famille a suivi l’immense flot d’émigrants de la fin du XIXe siècle.
A cette époque, entre l’Irlande plus tôt et l’Italie plus tard, c’est l’Europe Centrale et Orientale qui fournit les plus forts contingents. On est frappé de découvrir l’entourage de Gershwin : Allemands, Russes, juifs ou non, les communautés se recréent. Ce n’est bien sûr qu’une anecdote mais qu’on pense au célèbre Al Jolson, qui a immortalisé, sous un maquillage de Ménestrel Noir, la chanson Swanee, une des plus populaires de Gershwin et la première du cinéma parlant en 1927. Al Jolson était un juif russe de Saint-Pétersbourg, fils de rabbin et, pour un temps, chantre de synagogue. Curieux destin.
L’Europe fascine Gershwin. Il sent que son oeuvre « sérieuse » doit s’en inspirer. Il rendra visite à Ravel et Berg, il sera un intime de Schönberg à la fin de sa vie, et toujours avec une soif d’apprendre qui fera sourire ces compositeurs devant l’étendue des capacités musicales du compositeur. Son rêve, et sa fin, seront un opéra, certes très américain, mais y a-t-il forme musicale plus européenne que l’opéra ? Ce dialogue des deux mondes est au coeur de la culture de Gershwin, en musique comme en peinture : ce fut un bon peintre et d’un goût très sûr dans sa passion pour la peinture européenne du début du siècle. Pourquoi le bleu de sa rhapsodie ? On pense au blues mais c’est sans doute plus une réminiscence du symbolisme des couleurs de certains compositeurs européens, surtout Debussy (« les bémols de Pelléas et Mélisande »). Il existe une symphonie en rose et gris, elle est de… Claude Monet.
Le haut lieu de ces mélanges, c’est évidemment New York. Gershwin, comme presque tout New-Yorkais de l’époque, n’est qu’à une génération de l’Europe. Toutes les influences s’y côtoient et son tourbillon musical n’est pas un hasard. La littérature reste anglo-saxonne et fait preuve d’une immense vitalité, mais ne peut encore unifier un monde fait de communautés disparates. La musique, au contraire, est le langage de l’Europe immigrée. La vie musicale est étonnante de foisonnement et de diversité. Les mêmes musiciens importent la musique européenne la plus sérieuse (Damrosch fut un des grands promoteurs de Wagner), développent la musique populaire, parent le jazz de couleurs symphoniques. Carnegie Hall reçoit Verdi comme Gershwin. Qu’on imagine Garnier recevoir Franz Lehar à l’époque : la musique contemporaine peut être, une touche de scandale parfois, mais pas la musique populaire. C’est là qu’est le miracle : la vie musicale américaine d’alors n’est pas le lieu de la science et de la tradition, c’est celui de l’innovation, du mélange et du dialogue. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Rachmaninov y ait aussi trouvé un terrain d’expression, provisoire en 1909, définitif par la suite.
Ce dialogue entre l’Europe et l’Amérique, c’est vraiment celui de notre siècle et il a commencé par la musique. Ce sera peut-être demain celui de l’Amérique et de l’Europe, désormais largement unifiées, de l’Asie. On sent aujourd’hui à quel point la musique classique européenne contribue au dialogue entre l’occident et l’orient. La chanson, le cinéma ont été les instruments privilégiés de ce dialogue. Rachmaninov et Gershwin en sont sans aucun doute parmi les précurseurs. Ils se sont parlé, ils nous parlent encore.
Lydia Jardon
La presse en parle
« Le Troisième Concerto de Rachmaninov n’est pas un concerto féminin. Eh bien, il faut le dire haut et fort, non seulement Lydia Jardon ne démérite pas, mais la lecture qu’elle donne de l’œuvre me paraît particulièrement sensible et intelligente. »
novembre 1997, Jacques Bonnaure
« Cet enregistrement réalisé en public en avril 1997 à Bratislava témoigne de l’audace de Lydia Jardon dans des oeuvres qui appellent de grands moyens. Dans ce domaine, la soliste ne craint personne (Horowitz, Argerich, Rësel, Janis, Wild, Gilels…). »
janvier 1998, Michel Le Naour
« Lydia Jardon trouve le moyen de faire de la musique, c’est-à-dire d’oublier les acrobaties et les pièges d’une partition hautement explosive pour donner libre cours à son tempérament, à sa verve et à sa générosité. Chapeau. »
février 1998, Xavier Lacavalerie