Quatuor n°13, en la mineur op 86
Quatuor n°1, en la mineur op 33
Directeur artistique et ingénieur du son : Jean-Marc Laisné.
Enregistré à l’Église luthérienne Saint-Marcel à Paris,
les 15, 16 juin 2009.
Livret : Nicolas Southon.
AR RE-SE 2010-1
L’autre grand Russe du XXe siècle
Les 1er et 13e Quatuors à cordes de Nikolaï Miaskovsky
Un rythme régulier de croches s’installe à l’alto et au deuxième violon. Le chant s’élève sans attendre au violoncelle. Un chant… une prière plutôt, humble et résignée, mais fervente. Elle déploie les seules notes essentielles d’un La mineur immaculé, à peine irisé aux autres instruments d’une oscillation chromatique. Le premier violon s’est insinué dans la polyphonie. Il relaie maintenant le violoncelle dans sa prière. Et la poursuit, élevée d’une octave, toujours aussi simplement diatonique, vibrante, mais pudique lorsqu’elle se hisse dans l’aigu. Ce lyrisme naissant est subitement interrompu : le La mineur cède à un Ut# mineur inattendu. Il ne s’agit pas de se complaire dans un ethos, mais d’en creuser le sens. Les mêmes éléments se présentent alors sous une lumière autre, atténuée, plus intime encore. Est-ce le voile du timbre de l’alto, qui s’est emparé à son tour de la prière avant de s’en trouver dessaisi par le violon ; est-ce l’oscillation chromatique, plus marquée cette fois, qui regagne bientôt le La mineur en une inexorable chute ? Contre toute attente, le deuxième groupe thématique en Ut majeur réservera des accents de véhémence, une lumière, une joie même, que l’on avait crues inaccessibles jusqu’alors.
Les premiers instants du 13e Quatuor à cordes, opus 86, de Nikolaï Miaskovsky – son ultime partition – portent la signature d’un grand maître. Le lecteur voudra bien excuser le ton particulier de cet exergue, qui ne l’empêchera pas d’être dûment informé dans les lignes qui suivent. Le présent texte devait rendre pour commencer (ou tenter de rendre) l’émotion musicale si impalpable, mais incontestable, qu’offrent ces pages admirables de Miaskovsky. On veut entendre dans leur expression simple, retenue et profondément mélancolique, la conscience d’une vie qui s’achève, d’une œuvre parvenue à son terme. Un chant du cygne, classique de facture, pour refermer le catalogue d’un musicien qui souvent avait voisiné avec l’avant-garde. Épuisé et atteint d’un cancer, Nikolaï Miaskovsky savait sa fin proche lorsqu’il composait son dernier quatuor en 1949 : à cette même époque, il mettait de l’ordre dans ses manuscrits, détruisait son journal intime et rassemblait nombre de ses mélodies dans un opus. Il s’agissait bien de clore une vie et sa mémoire, une œuvre et ses échos. Le 13e Quatuor à cordes de Miaskovsky fut créé cinq mois après le décès du compositeur, survenu le 8 août 1950.
La conscience musicale de Moscou
Nikolaï Miaskovsky était né soixante-neuf ans auparavant, le 20 avril 1881, en Russie, à Novo-Georgievsk (proche de Varsovie, aujourd’hui nommée Modlin et située en Pologne). La deuxième moitié du XXe siècle a malheureusement négligé ce géant, qui forma avec ses cadets Prokofiev et Chostakovitch la trinité de la musique soviétique de son temps. D’abord parce que son œuvre ne fut pas introduite en Occident lorsqu’il l’eût fallu. Sédentaire invétéré, Miaskovsky ne prit pas la peine de voyager pour faire connaître sa musique (dans les années 1920 par exemple, il déclina l’offre de Prokofiev de le rejoindre à Paris). D’autre part, sa vaste production, en particulier le massif immense de ses 27 symphonies, a pu laisser penser qu’il était de ces musiciens académiques, aussi prolixe que peu personnel. Les mélomanes éclairés savent qu’il n’en est rien. Le style de Miaskovsky est moins aventureux que celui de Prokofiev, plus germanique que celui de Chostakovitch ; mais sa production témoigne surtout d’une exigence artistique très élevée et d’une inspiration originale, constamment remise en doute.
Suivant les traces de son père et de son grand-père, Nikolaï Miaskovsky s’était d’abord destiné à la profession d’ingénieur militaire (comme son aîné César Cui). Il ne l’abandonnera définitivement qu’en 1907, ce qui ne l’empêcha pas d’approfondir sa passion pour la musique nourrie depuis l’enfance. Dès 1903, Miaskovsky travaille ainsi l’harmonie avec le compositeur Reinhold Glière à Moscou, puis pendant près de trois ans avec Ivan Krizhanovsky (un élève de Rimski-Korsakov) à Saint-Pétersbourg où il s’installe à l’automne de cette même année. Il est encore officiellement soldat lorsqu’il entre en 1906 au Conservatoire de la capitale pour étudier l’analyse avec Jāzeps Vītols, l’orchestration avec Nikolaï Rimski-Korsakov et la composition avec Anatoly Liadov. Dans la classe de ce dernier, Miaskovsky rencontre Sergueï Prokofiev, à qui une amitié profonde le liera jusqu’à sa disparition. Tout semble opposer les deux hommes : à la réserve et la langueur du premier répondent la causticité et l’énergie du second, de dix ans son cadet. Miaskovsky demeurera cependant le seul intime de Prokofiev, et son principal conseiller musical – manière de titre de gloire, qui lui évitera peut-être de disparaître totalement des mémoires occidentales.
Il participe déjà pleinement à la vie musicale de son pays lorsque la Première Guerre éclate. Diplômé du Conservatoire depuis 1911, Miaskovsky est alors l’auteur de partitions remarquées : trois symphonies, deux sonates, un poème symphonique, une sinfonietta, des mélodies. Il publie des articles critiques dans l’importante revue Muzïka (dirigée par le musicographe Vladimir Derzhanovsky) et fréquente les cercles de musique et d’art contemporains. La guerre et la Révolution interrompent un temps cette activité. Miaskovsky est mobilisé sur le front en Galicie, puis dans la marine à Reval en Estonie, enfin au centre de commandement naval de Petrograd (ex-Saint-Pétersbourg), qui s’installe ensuite à Moscou. Son père, général du Tsar, est assassiné en 1918 par un soldat de la Révolution ; le compositeur gardera de ces événements une haine farouche à l’encontre de toute forme de violence ou d’oppression, ce qu’il exprimera en 1923 dans son importante 6e Symphonie, qui cite chants révolutionnaires français, chant sacré russe et Dies Irae. Après sa démobilisation en 1921, Miaskovsky est nommé professeur de composition au Conservatoire de Moscou, poste qu’il conservera jusqu’à son décès. Parmi ses élèves figureront notamment Dmitri Kabalevsky, Aram Khachaturian, Boris Tchaikovsky et Vissarion Shebalin. À travers son rôle de pédagogue et l’intense activité qu’il déploie, en particulier comme compositeur, Miaskovsky devient une figure centrale et respectée de la vie musicale et culturelle de son pays, que d’aucuns surnommeront la « conscience musicale de Moscou ».
Une musique du repli intérieur
La reconnaissance officielle dont jouit Miaskovsky ne doit cependant pas tromper. Même si son rapport à la politique mériterait une étude approfondie, on peut affirmer que l’artiste a souffert du régime communiste répressif tout en faisant le nécessaire pour s’y adapter. Les compromis dont témoigne assez discrètement son œuvre et l’autocensure plus patente de ses écrits voisinent avec une attitude de résistance spirituelle, que les autorités ne manquèrent pas d’ailleurs d’identifier, spécialement dans certaines symphonies : la 6e jugée trop intellectuelle et psychologique pour la classe ouvrière, la 10e pour son « expression morbide » et son « pessimisme », la 13e, « sombre et nerveuse », ou la 26e, fondée sur d’anciens thèmes russes, « lugubre ». De fait, nombre de ces partitions furent écartées des programmes de concert. Miaskovsky fut également la cible en février 1948, avec Chostakovitch, Popov, Prokofiev, Shaporin et Shebalin, des accusations de « formalisme » lancées par le responsable des arts du Politburo, Andreï Jdanov, accusations selon lesquelles l’art musical russe s’égarait dans une esthétique bourgeoise et subjective. Face à la difficulté de répondre à des attentes conservatrices, et somme toute mal définies, Miaskovsky avait inventé une musique du repli intérieur, d’autant plus que son caractère le portait à la solitude et la mélancolie. Menant une vie modeste, habitant avec sa sœur sans se marier, il n’eut probablement pour seul horizon véritable que son art, objet d’une exigence et d’une quête si élevées qu’il ne lui apporta pas entière satisfaction.
La première manière de Miaskovsky le montre en prise avec la modernité, bien que distant des nouveaux courants européens – impressionnisme, néo-classicisme, expressionnisme, dodécaphonisme –, l’avant-garde recueille sa sympathie, mais le compositeur demeure indépendant, cherchant plutôt à conjuguer l’héritage de la musique Russe (Piotr Tchaïkovski inclus) avec un esprit de prospection dénué de systématisme ou de pose intellectuelle. Ce premier pan de sa production culmine avec la 6e Symphonie (1923) et se referme avec la 13e (1932), un adieu au modernisme qui montre encore des velléités à mettre en danger la tonalité, comme Miaskovsky l’expliqua lui-même. Puis les années 1930 voient son style se simplifier : le musicien adopte un langage plus ouvertement tonal et une écriture moins sophistiquée – de même que son ami Prokofiev, qui parle d’une « nouvelle simplicité » à propos de son second Concerto pour violon (1935). Il est difficile de déterminer si l’évolution esthétique du musicien cherche à répondre aux attentes du régime communiste ; elle sera quoi qu’il en soit insuffisante, on l’a dit, à susciter son approbation en 1948.
Miaskovsky tel qu’en lui-même
Les treize Quatuors à cordes de Miaskovsky prennent essentiellement place dans la deuxième moitié de sa carrière, en particulier sa dernière décennie. Pour être parfaitement exact, il faut toutefois noter que le musicien avait composé son tout premier quatuor en 1907 : une partition qu’il révise et publie en 1945, en tant que Quatuor n°10, opus 67 n°1. D’autre part, Miaskovsky obtint en 1911 son diplôme de composition au Conservatoire en présentant au jury deux nouveaux quatuors, qui deviennent en 1930 et 1937 les Quatuors n°3 et 4, opus 33 n°3 et 4 respectivement. Ses autres partitions dans le genre datent de 1929 et 1930 (Quatuors n°1 et 2, opus 33 n°1 et 2), 1939 (n°5 opus 47), puis s’échelonnent régulièrement jusqu’en 1949 (n°13 opus 86). Sa production de quatuors reflète donc une bonne partie de l’existence et du parcours de Miaskovsky, sans revêtir toutefois un caractère de journal intime, comme chez Chostakovitch. Au côté des symphonies, qui s’adressent par définition à la multitude, les quatuors à cordes du musicien forment la part introspective de son œuvre : dans une atmosphère politique oppressante, menaçante et incitant à l’autocensure, l’intimisme et la confidentialité propres au genre permettent certainement à Miaskovsky de se livrer tel qu’en lui-même.
Les Quatuors à cordes n°1 et n°13, tous deux écrits en La mineur, nous offrent une parfaite idée des deux principales manières de Miaskovsky. Tandis que l’opus 33 n°1 s’inscrit encore dans la modernité par un lyrisme et un langage post-expressionnistes, parfois aux frontières de l’atonalité, l’opus 86 montre l’artiste parvenu à un idéal classique, par l’équilibre de l’expression et du dépouillement, de la puissance et de l’intériorité. De 1929 à 1949, Miaskovsky évolua d’une conception symphonique de l’écriture du quatuor, portée par une esthétique revendicatrice, vers une concision seulement tournée vers la perfection de la facture, la pureté de l’expressivité, et déliée de tout souci moderniste.
Le 1er Quatuor à cordes, opus 33 n°1 (plages 5 à 8 de l’enregistrement)
On a vu que la position occupée par l’opus 33 n°1 dans le catalogue de Miaskovsky ne reflétait pas la chronologie réelle de sa production en matière de quatuor, puisque trois partitions l’avaient précédé, dès 1907. Il n’en reste pas moins que cette œuvre fut bien la première du genre revendiquée comme telle par le compositeur, signe de sa prudence vis-à-vis d’une forme réputée la plus exigeante de toutes, alors qu’il venait d’achever, déjà, sa 10e Symphonie (1927). Autant dire que ce « premier » Quatuor n’a rien d’un essai juvénile ou hésitant. Ambitieux dans sa forme, symphonique d’esprit et non dénué de chatoyance, il se caractérise par un chromatisme harmonique, des textures riches sinon profuses, une expression tourmentée, que compensent des thématiques assez clairement identifiables car riches en contrastes (comme souvent chez Miaskovsky). Composée en 1929-1930, l’œuvre fut éditée chez Musgiz en 1932 et créée à Moscou en 1934 par le Quatuor de l’Union des compositeurs soviétiques.
Dans l’introduction du Poco rubato (ma Allegro) ed agitato initial, un motif sinueux trouve progressivement sa forme. Il mène au premier thème, longue mélodie expressionniste, initiée par une chute de tierces, puis exhibant, ondulante, de larges intervalles. Après un réinvestissement du motif sinueux, marcato, apparaît le second thème, sorte de comptine pentatonique. Le développement exploite ces différents éléments en les entourant de textures identifiables mais constamment renouvelées, souvent fondées sur des ostinatos (trémolos, miroitement de croches, pédales harmoniques). Le deuxième thème, réexposé dans un lumineux La majeur, n’empêchera pas la dissonante conclusion, avec la superposition énigmatique de deux quintes en rapport de demi-ton (La-Mi et Si–Fa), emblématique du chromatisme sous-jacent de cette page.
Le deuxième mouvement, Allegro tenebroso, en Fa# mineur, tient lieu de scherzo de l’œuvre. Après l’accord trémolo de son introduction, il installe et densifie progressivement une texture motoriste, fondée sur un motif chromatique et tournoyant. Celle-ci atteint son point culminant expressif, marqué par l’étendue maximale du quatuor dans l’espace sonore, puis se referme subitement. Apparaît alors une mélodie au violoncelle, en Si- mineur, qui passe immédiatement au violon en Sol mineur, et se trouve reprise au violoncelle en Ut# mineur. L’écriture motoriste reprend ses droits, fait éclater en pleine force le motif tournoyant, puis laisse place à la partie centrale du mouvement. Ouverte par une série d’accords, elle présente un thème d’allure populaire sous différents jours ; sans résister toutefois aux assauts des doubles-croches motoristes, qui semblent vouloir la contaminer. Le troisième et dernier pan du mouvement reprend sensiblement le premier, et se referme sur des fragments du motif tournoyant.
L’Andante sostenuto est clairement placé sous le signe du jazz, dans ses parties extrêmes du moins. Un emprunt stylistique tout sauf anodin : pour les autorités communistes, le jazz incarnait un encanaillement bourgeois parfaitement condamnable, et lié par essence aux États-Unis. Rappelons qu’à la même époque, Chostakovitch fut tenu de s’excuser de l’arrangement qu’il avait commis de Tea for two ; il attendra 1934 pour livrer, à la faveur d’un assouplissement des autorités, sa première Suite de jazz. Ici, l’accompagnement crée la couleur d’un blues stylisé, ancré dans le ton désolé de Ré mineur. Le violon, et plus loin le violoncelle, déclament une mélodie sensuelle et nonchalante, de caractère improvisé. Un motif conjoint de quatre doubles croches unifie la partie centrale, le violon s’épanchant occasionnellement en des fragments mélodiques indécis.
Pour finir, l’Assai allegro (quasi Presto) présente une structure assez complexe, proche d’un rondo-sonate. Ses différentes composantes, très définies, en permettent néanmoins une écoute assez aisée – ce qui suit n’est que la description d’une structure formelle et tonale, insuffisante bien sûr à dire la beauté souvent sombre de cette musique. Le refrain « A » consiste en deux motifs, l’un haletant (Ut# mineur puis La mineur, ton principal), l’autre constitué de notes répétées et conjointes. Une deuxième section « B » présente un thème d’allure populaire en Ut majeur. Retour de « A », qui voyage dans différentes tonalités (Ut# mineur, Sol mineur, Ut mineur). Une troisième partie « C » fait alterner un choral atonal et un thème poétique présenté en La majeur puis en Ut majeur. Réapparition de « B », alternativement en Fa majeur, La majeur et Ré majeur, et dernier retour de « A », en La mineur et Ré mineur. Une bouffée du choral atonal de « C », et la conclusion survient : un fugato Stretto molto du grave à l’aigu, puis un Prestissimo frénétique, clos par un motif chromatique dissonant, sorte de blason du quatuor, avant le dernier geste cadentiel.
Le 13e Quatuor à cordes, opus 86 (plages 1 à 4 de l’enregistrement)
Miaskovsky fut très probablement conscient qu’il refermerait son catalogue avec ce 13e Quatuor. Affirmer que l’œuvre est un aboutissement ne paraît donc pas artificiel. On n’oublie pas non plus la condamnation artistique pour « formalisme » du compositeur par Jdanov, l’année précédente, même s’il est délicat de déterminer ses répercussions réelles sur l’esthétique de l’œuvre. Car quoi qu’il en soit, l’évolution naturelle de Miaskovsky le conduisait à trouver sa propre perfection classique. Cette année 1949 fut fertile malgré la maladie : le compositeur acheva sa 2e Sonate pour violoncelle, et composa sa 27e et dernière Symphonie, ses 7e, 8e et 9e Sonates pour piano, et ce 13e Quatuor. Cette ultime partition marque la volonté claire d’un style dépouillé de toute complication, ce qui peut l’apparenter à une esthétique post-romantique (au sens du post-romantisme anachronique des Quatre derniers Lieder de Strauss, écrits l’année précédente, et correspondant eux aussi à l’accession de leur compositeur à son classicisme personnel). Le langage est d’une tonalité limpide, constituée de rapports harmoniques inattendus, émaillée de couleurs modales, à travers une écriture claire, raffinée, contrapuntique parfois, manifestant une recherche de synthèse, loin du caractère souvent expérimental du Quatuor n°1. Composée en 1949, l’œuvre fut éditée chez Musgiz en 1951 et créée à Moscou en décembre 1950 (après la mort de Miaskovsky) par le Quatuor Beethoven, également dédicataire et créateur de nombreuses partitions de Chostakovitch.
On a déjà évoqué en exergue de ce texte la magnifique ouverture du premier mouvement, Moderato, en particulier le thème lyrique initial, en La mineur puis en Ut# mineur. Miaskovsky en a bien compris le potentiel expressif et l’exploite pleinement – nous allons voir comment. Ce premier thème est complété d’un autre en Ut majeur, vif et optimiste celui-là, qui débute par un saut de quinte très identifiable. À noter qu’une section de ce second thème consiste à ralentir sa mélodie, le premier violon planant au-dessus des autres instruments. Ces éléments vont se trouver combinés dans un rondo-sonate. Les deux thèmes principaux, exposés respectivement en La mineur et Ut majeur, seront bien réexposés en La mineur et La majeur (principe de résolution tonale propre à la forme-sonate) ; mais dans le même temps, le retour périodique du premier thème, toujours dans le ton de La mineur, joue le rôle d’un refrain (principe du rondo), lorsqu’il apparaît au début du développement par exemple, ou après la réexposition du second thème.
Le Presto fantastico qui suit a parfois été qualifié de « Scherzo fantastique ». Certaines sources indiquent que sa matière avait été imaginée à l’origine pour une symphonie. Il est conçu en trois grands épisodes, le troisième reprenant les deux derniers tiers du premier. Dans son énoncé initial, ce premier épisode est lui-même tripartite en effet : d’abord une texture tournoyante, selon une combinatoire rythmique sans cesse différente, puis un passage où le violon, et ensuite le violoncelle, lancent une mélodie heurtée, tandis que les autres instruments les accompagnent de croches répétées ; enfin la reprise de la texture tournoyante. Le « fantastique » réside évidemment dans ces éléments. Quant à l’épisode central, il s’agit d’une valse mystérieuse et sensible, évoquant l’univers des contes russes selon certains commentateurs.
Également structuré en trois volets, l’Andante con moto e molto cantabile nous rappelle que Miaskovsky fut un prolifique compositeur de romances. Le thème principal de ce mouvement lent, en La majeur, en est une. Doucement balancé, régi par un contrepoint subtil qui n’altère en rien sa simplicité, il est énoncé une seconde fois à l’octave supérieure, plus éthéré. Après une transition, le volet central expose un nouveau thème, plus linéaire mais toujours aussi simple, accompagné de croches. Présenté successivement sous différents jours, en Fa# mineur, Ré mineur, Si mineur, il ramène le thème principal initial. Mais celui-ci profite maintenant de l’accompagnement en croches du volet intermédiaire. Sa réitération n’a pas lieu cette fois à l’octave, mais comme à l’original, avant sa bifurcation vers la conclusion, secrètement dérivée du thème linéaire central, même si la cadence finale fait allusion à la romance.
Le goût de Miaskovsky pour les formes mosaïques apparentées au rondo-sonate, à la fois riches et complexes mais architecturées sans opacité, fait merveille dans le finale Molto vivo, energico. Sa structure pourrait être résumée ainsi : A B A C B, puis, en une sorte de réexposition (avec résolution tonale), A B C B A. Les tonalités empruntées participent grandement au dynamisme de ce déroulement, où « A » est un thème vif commençant par une gamme ascendante, toujours en La mineur, « B » une mélodie plus lyrique caractérisée au contraire par sa chute et ses égarements tonals, et « C » un thème d’accords scandé avec vigueur.
Nicolas Southon
LA PRESSE EN PARLE
« Le Quatuor Renoir, fondé en 1995, fait preuve d’audace en proposant un programme entièrement dédié à Miaskovsky. Tous ses membres font partie d’orchestres parisiens. Leur jeu intègre la transparence et la vivacité fantasque qui sied aussi bien à la musique française de la fin du XIXe siècle qu’à ces deux opus. Le Quatuor n°13 puise sa délicatesse mélodique et rythmique dans le postromantisme. Il est joué avec chaleur, dans un climat de sérénité heureuse, refusant toute dramatisation (bien qu’il s’agisse d’un œuvre testamentaire). L’écriture du Premier Quatuor ambitionne de rivaliser avec celle du premier Webern et de Schoenberg, tout en s’inscrivant dans le courant du futurisme. L’ensemble assure avec finesse et précision les liens avec les univers de Roussel et de Milhaud, évitant aussi bien l’assèchement de la pâte sonore qu’un exhibitionnisme hors de propos. Un disque remarquable. Serait-ce le premier volume d’une intégrale ? »
Classica, Juillet-Août 2010, Stéphane Friedrich
« La redécouverte de Miaskovski bat son plein. Après l’intégrale des (vingt-sept !) symphonies par Evgueni Svetlanov (Warner), la sonate pour violoncelle par Kanka (Praga, Diapason d’or), le concerto pour violoncelle par Ivashkin (Chandos) et trois admirables sonates pour piano par Lydia Jardon (Ar Ré-Sé), deux quatuors nous permettent de retrouver cet ami — et condisciple — de Prokofiev. Professeur à Moscou pendant près de trente ans, comptant d’innombrables élèves dont Chébaline, Khatchaturian et Kabalevski, Miaskovski n’est-il que l’archétype du compositeur ancré dans la tradition et casanier, victime d’un isolement psychologique et esthétique contribuant à l’enfermer dans un langage massif, puissant et foncièrement tonal ? Rien n’est moins sûr. Car si ce père emblématique de la musique soviétique, qui n’est pratiquement pas sorti d’URSS, semble bien poursuivre sa quête hors du temps, ses treize quatuors à cordes témoignent d’une nature intime et profonde, bien éloignée des problèmes illustrés dans sa production symphonique « officielle » comme des controverses de l’époque sur le rôle de la musique dans la société socialiste. On saura gré au Quatuor Renoir, excellent ensemble remarqué notamment au Concours international de Bordeaux en 2003, d’avoir choisi deux partitions d’une rare perfection d’écriture, loin de l’académisme brillant mais parfois assommant d’autres pages du compositeur. Le Quatuor n° 1 en la mineur (1929-1930) se distingue par son chromatisme et son expression âpre et complexe, surtout dans son lugubre mouvement lent. L’interprétation à la fois souple, nerveuse et d’un style châtié, tient particulièrement compte de cette mélancolie inquiète propre au meilleur Miaskovski. De même, dans l’ultime Quatuor n° 13 en la mineur (1949), qui n’est ni plus sombre, ni moins dynamique que les précédents, les Renoir soulignent le lyrisme direct, la splendeur des inflexions et des timbres avec une coloration poétique, une densité nullement inférieure à la très récente version des Borodine, plus « noire » et tendue (cf. n° 582). »
Diapason, Juillet-Août 2010, Patrick Szersnovicz